January 18, 2015

Manifeste pour la confusion, l'épreuve et les émotions conflictuelles

[Translation by Simon Brown. This text was originally published in Le Merle. You can read the English version here.]



Je fais de l'art depuis toujours et je ne me suis jamais senti aussi perdu qu'en ce moment. Je ne suis pas le seul à me retrouver dans cette situation.

Est-ce que l'art est assez important pour nous? C'est-à-dire, est-ce que le monde dans lequel nous vivons nous importe assez pour que nous reconnaissions enfin que nous sommes devant une impasse? Que nous tournons en rond sans nous en rendre compte? Que ça ne touche plus vraiment la société qui nous entoure et que nous ne sommes pas prêts à nous rendre à l'évidence?

Les remous dans le monde de l'art, les ruptures modernistes, les naissances, les renaissances, les cataclysmes — ce sont des choses du passé. Les tendances de l'heure disparaissent aussitôt. La possibilité de faire quelque chose d'original ne semble plus être possible, ni même souhaitable. Il y a saturation, une surenchère de tout. Une saturation d'art, de théâtre, de performances, de musique, d'installations, de tableaux, de livres, de films, de sites web — et ce, de tous les genres et de toutes les qualités imaginables. On ne pourrait pas passer à travers en un million d'années. De toute façon, la vie est bien trop courte, et le carpe diem proverbial d'autrefois ne semble plus avoir de sens clair. Sommes-nous vraiment obligés de faire semblant?

La politique s'est égarée il y a longtemps — les gouvernements de droite et l'emprise des riches sur le pouvoir constituent notre nouvelle réalité, et les artistes ne semblent pas avoir la volonté de rien y changer. En ce qui concerne l'environnement, il est évident que la planète ne s'en sortira pas. Dans tous les cas, si nous continuons sur la voie actuelle, l'être humain ne s'en sortira pas — il pourrait y avoir quelques rescapés, c'est vrai, mais on ne peut pas faire de l'art pour eux, on se doit de faire de l'art pour nous, maintenant.

Étant donné les réalités du moment présent et celles qui nous attendent, on ne peut plus vraiment affirmer que les gestes audacieux peuvent apporter quoi que ce soit. La confusion et les émotions conflictuelles sont nos nouveaux repères. L'ambivalence dicte tout. Où sont les artistes conscients du caractère futile de leurs actions mais qui continuent quand même; parce qu'ils n'ont pas le choix?

Pour changer les choses, il faut travailler avec les autres. C'est le noyau de tout mouvement artistique et de tout manifeste. Ceux qui travaillent ensemble doivent partager les mêmes convictions et s'entendre sur un objectif commun. L'union fait la force des clans, des clubs, des mafias... pourquoi pas des artistes? Nous, les artistes désorientés et fichus, ne pourrions-nous pas unir nos forces dans le but de trouver une solution? Même si aucune conviction ne nous rassemble, ne pourrions pas nous réunir sous la bannière de l'ambivalence et d'un aveu collectif de vulnérabilité?

(Un artiste qui se concentre sur l'autopromotion est en voie de perdition et risque de ne jamais retrouver le chemin de la signification. J'ai peur de devenir cette personne.)

Je rêve à quelque chose d'effervescent, qui a de la substance, de la valeur, du contenu. Un populisme de gauche qui fonctionne. La fin de l'aliénation, de la société de consommation, de la guerre, de la stupidité. Mais celui qui rêve est endormi, et il faut que je me réveille; que je me rende à l'évidence. Je ne sais pas transformer ces rêves en réalités. Partout des impasses, partout des écueils. Je n'ai aucune idée comment m'en sortir, comment produire quelque chose d'utile ou même de poétique. Je veux être éveillé, mais je ne veux pas perdre de vue ce rêve qui est la seule chose qui m'empêche de devenir fou.

À vrai dire, je voulais écrire un manifeste en guise de confession : une confession d'ambivalence, de sentiments conflictuels, du fait de me vendre, de l'humiliation, du cynisme, de la confusion, du fait que je n'arrive pas à distinguer mes amis de mes adversaires. Une confession de tout, pour voir si d'autres qui se sentent comme moi. Pour voir si la franchise et la confusion peuvent avoir une valeur quelconque dans notre monde. Pour voir si la probité existe toujours. Pour voir s'il existe toujours de vraies choses, des choses utiles.

Un artiste n'a pas besoin de convictions. Un artiste n'est pas obligé de connaître son parcours d'avance. Il lui faut plutôt du talent, de la sincérité, d'une communauté, de l'expérience de vie — des choses tout à fait compatibles avec le fait d'être perdu.

(Je voudrais un jour écrire un autre manifeste pour dénoncer l'art qui n'a pas de rapport direct avec la vraie vie. Mais je n'arrive pas à entrer dans ce qu'on appelle la vie. Je suis un cas extrême.)

Normalement on n'écrit pas des manifestes sur ce genre de choses. Mais peut-être qu'il est temps de commencer à le faire.



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1 comment:

Maude V. said...

Peut-être qu'il y a des clés là-dedans :
https://syntheticedifice.files.wordpress.com/2014/03/manifesteaccelerationniste-multitudes56-2014.pdf